Rechercher dans ce blog

samedi 20 juin 2015

Lettre au P. George Coyne, directeur de l’Observatoire du Vatican (*)

La documentation catholique a traduit la lettre de Jean-Paul II au P. George Coyne, mentionnée dans la note 53 de l'Encyclique "Loué sois-tu", concernant le Père Teilhard de Chardin. Son nom n'y figure pas toutefois, ni en anglais, ni en italien.

[53] L’apport de P. Teilhard de Chardin se situe dans cette perspective ; cf. Paul VI, Discours dans un établissement de chimie pharmaceutique (24 février 1966) : Insegnamenti 4 (1966), 992-993 ; Jean-Paul II, Lettre au Révérend P. George V. Coyne (1erjuin 1988) : Insegnamenti 11/2 (1988), 1715 ; Benoît XVI, Homélie pour la célébration des Vêpres à Aoste (24 juillet 2009) :Insegnamenti 5/2 (2009), 60..


Pour information, voici ce texte en français :

AU R. P. GEORGE V. COYNE, SJ,
DIRECTEUR DE L'OBSERVATOIRE DU VATICAN,

(LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE • 18 DÉCEMBRE 1988 • N° 1974)
(*) Texte original anglais dans l'Osservatore Romano du 26 octobre. Traduction, titre, sous-titres et note de la DC.

« La grâce et la paix soient avec vous, de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus-Christ. » (Ep 1, 22.)
Alors que vous vous apprêtez à publier les communications présentées lors de la Semaine d'études qui s'est tenue à Castelgandolfo du 21 au 26 septembre 1987 (1), je saisis cette occasion pour vous exprimer ma gratitude et, par votre intermédiaire, à tous ceux qui ont contribué à cette importante initiative. Je suis sûr que la publication de ces actes rendra encore plus féconds les fruits de cette entreprise.

Le 300e anniversaire de la publication des Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton a fourni au Saint-Siège l'occasion de patronner une Semaine d'études qui a réfléchi sur les multiples relations existant entre la théologie, la philosophie et les sciences naturelles. L'homme qui a été ainsi honoré, Sir Isaac Newton, a consacré la plus grande partie de sa vie à ces problèmes, et l'on peut trouver ses réflexions à ce sujet dans ses principaux ouvrages, ses manuscrits inachevés et sa vaste correspondance. La publication de vos communications données pendant cette Semaine d'études, reprenant quelques-unes des questions explorées par ce grand génie, me donne l'occasion de vous remercier pour les efforts que vous avez consacrés à un sujet d'une importance capitale. Le thème de votre conférence, «Notre connaissance de Dieu et la nature : physique, philosophie et théologie », est assurément un thème crucial pour le monde contemporain. Étant donné son importance, j'aimerais traiter certains problèmes que les interactions entre les sciences naturelles, la philosophie et la théologie posent à l'Église et à la société humaine en général.
L'aspiration de l'humanité et de l'Église à l'unité
L'Église et l'Institution académique s'engagent l'une et l'autre au service de la civilisation humaine et de la culture mondiale comme deux institutions très différentes mais essentielles. Nous portons devant Dieu d'énormes responsabilités pour la condition humaine parce que, historiquement, nous avons eu et nous continuons d'avoir une très grande influence sur le développement des idées et des valeurs, et sur le cours de l'activité humaine. Nous avons l'une et l'autre une histoire qui remonte à des milliers d'années : la communauté académique remonte aux origines de la culture, à la cité, à la bibliothèque et à l'école; et l'Église fonde ses racines historiques dans l'ancien Israël. Nous sommes souvent entrées en contact au cours. de ces siècles, parfois pour nous aider l'une l'autre, d'autres fois à cause de conflits inutiles qui ont gâté notre histoire à toutes deux. Nous nous sommes rencontrées une fois de plus au cours de cette Conférence et cela fut d'autant plus opportun que, alors que nous approchons de la fin de ce millénaire, nous avons commencé ensemble une série de réflexions sur le monde tel que nous l'expérimentons, tel qu'il modèle et défie nos actions.
Une si grande partie de notre monde semble fragmentée, en pièces détachées. Une si grande partie de la vie humaine se passe dans l'isolement ou l'hostilité. La division entre les nations riches et les nations pauvres continue à s'accroître ; le contraste entre les régions du Nord et du Sud de notre planète devient toujours plus marqué et intolérable. L'antagonisme entre les races et les religions déchire des nations en camps ennemis ; les animosités historiques ne montrent aucun signe d'affaiblissement. Même à l'intérieur de la communauté académique, la séparation entre la vérité et les valeurs persiste, et l'isolement des diverses cultures — scientifique, humaniste et religieuse — rend difficile, sinon parfois impossible, un discours commun.
Mais, dans le même temps, nous constatons dans de larges secteurs de la communauté humaine une ouverture critique croissante vers des gens de culture et de formation différentes, de compétences et de points de vue différents. De plus en plus souvent, les hommes cherchent cohérence intellectuelle et collaboration, et ils découvrent des valeurs et des expériences qu'ils ont en commun à l'intérieur même de leur diversité. Cette ouverture, cet échange réciproque dynamique, sont un trait notable des communautés scientifiques internationales ; elles reposent sur des intérêts communs, des buts communs et une entreprise commune, ainsi que sur une profonde conscience que les intuitions et les résultats de l'un sont souvent importants pour le progrès de l'autre. D'une manière semblable mais plus subtile, cela s'est produit et continue à se produire parmi des groupes plus diversifiés, parmi les communautés qui forment l'Église, et même entre la communauté scientifique et l'Église elle-même. Cette poussée est essentiellement un mouvement vers cette sorte d'unité qui s'oppose à l'homogénéité imposée et apprécie la diversité. Cette communauté est déterminée par une signification commune et une compréhension partagée qui porte à un sentiment d'engagement mutuel. Deux groupes qui, au début, pouvaient sembler ne rien avoir en commun peuvent commencer à entrer en communauté l'un avec l'autre en se découvrant un but commun, et ceci, à son tour, peut mener à élargir les domaines de compréhension et de préoccupation qui sont partagés.
Comme jamais auparavant dans son histoire, l'Église est entrée dans le mouvement pour l'unité de tous les chrétiens, encourageant l'étude commune, la prière et les discussions afin «que tous soient un» (Jn 17, 20). Elle s'est efforcée de se débarrasser de tout reste d'antisémitisme et de mettre l'accent sur ses origines juives et sur la dette qu'elle a envers le judaïsme. Dans la réflexion et la prière, elle a tourné son attention vers les grandes religions mondiales, reconnaissant les valeurs que nous possédons en commun et notre dépendance universelle et totale envers Dieu.
À l'intérieur de l'Église elle-même, on constate un sentiment croissant d'être une « Église mondiale », ce qui fut une évidence au dernier Concile œcuménique au cours duquel des évêques originaires de tous les continents — et non plus principalement d'origine européenne ou même occidentale — ont assumé pour la première fois leur commune responsabilité envers l'Église tout entière. Les documents du Concile et du Magistère ont reflété cette nouvelle conscience mondiale à la fois dans leur contenu et dans leur tentative de s'adresser à tous les hommes de bonne volonté. Au cours de ce siècle, nous avons été les témoins d'une tendance dynamique à la réconciliation et à l'unité qui a revêtu de nombreuses formes à l'intérieur de l'Église.
Ce développement ne doit pas apparaître surprenant. En marchant si nettement dans cette direction, la communauté chrétienne prend conscience avec une plus grande intensité de l'action du Christ en elle : « Car Dieu, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui. » (2 Co 5, 19.) Nous-mêmes sommes appelés à continuer la réconciliation des êtres humains, les uns avec les autres, et tous avec Dieu. Notre nature même d'Église implique cet engagement vers l'unité.
Religion et science : de meilleures relations
Revenant aux relations entre religion et science, il y a eu un mouvement manifeste, bien qu'encore fragile et provisoire, vers un échange réciproque nouveau et plus diversifié. Nous avons commencé à nous parler à des niveaux plus profonds qu'auparavant, et avec une plus grande ouverture aux perspectives des autres. Nous avons commencé à chercher ensemble une compréhension plus profonde des disciplines les uns des autres, avec leurs compétences et leurs limites, en cherchant spécialement des domaines sur lesquels fonder des bases communes. Nous avons ainsi soulevé d'importantes questions qui nous concernent les uns et les autres et qui sont vitales pour la communauté humaine plus large que nous servons. Il est crucial que cette recherche commune basée sur l'ouverture critique et l'échange, non seulement se poursuive mais s'accroisse et s'approfondisse en qualité et dans ses objectifs.
On ne peut surestimer, en effet, l'influence que les deux institutions exercent, et continueront d'exercer, sur le cours de la civilisation et sur le monde lui-même, et chacune peut offrir bien des choses à l'autre. Il y a, naturellement, la vision de l'unité de toutes les choses et de tous les peuples dans le Christ, car celui-ci est actif et présent dans notre vie de chaque jour, dans nos combats, nos souffrances, nos joies et nos recherches, et c'est lui qui est au centre de la vie et du témoignage de l'Église. Cette vision amène avec elle, dans la communauté plus large, un profond respect pour tout ce qui existe, une espérance et une assurance que la fragile bonté, la beauté et la vie que nous voyons dans l'univers, se meu-
vent vers un complément et un accomplissement qui l'emporteront sur les forces de dissolution et de mort. Cette vision assure aussi un puissant encouragement aux valeurs qui apparaissent à la fois à partir de notre connaissance et de notre évaluation de la création, et de nous-mêmes en tant que produits, connaisseurs et serviteurs de la création.
Il est évident que les disciplines scientifiques, elles aussi, nous fournissent une compréhension et une évaluation de notre univers dans sa globalité, et de l'incroyable et riche diversité des processus et des structures qui sont liés les uns aux autres de façon complexe, et qui constituent ses composants animés et inanimés. Cette connaissance nous a donné une compréhension plus profonde de nous-mêmes et de notre rôle, humble mais unique, dans la création. Grâce à la technologie, elle nous a aussi donné la capacité de voyager, de communiquer, de construire, de guérir et d'effectuer des recherches, d'une manière qui aurait été presque inimaginable pour nos prédécesseurs. Cette connaissance et ce pouvoir, tels que nous les avons découverts, peuvent être employés pour mettre en valeur et améliorer considérablement notre vie ; ils peuvent aussi être employés dans le but d'affaiblir et de détruire la vie humaine et l'environnement, même à l'échelle planétaire.
Signes d'unité dans la création
L'unité que nous percevons dans la création sur la base de notre foi en Jésus-Christ comme Seigneur de l'univers, et l'unité qui en découle et que nous nous efforçons d'établir dans nos communautés humaines, semblent se refléter et même être renforcées par ce que la science contemporaine nous révèle. Quand nous regardons l'incroyable développement de la recherche scientifique, nous découvrons un mouvement sous-jacent vers la découverte de niveaux de lois et de processus qui unifient la réalité créée et qui, en même temps, ont damé naissance à la vaste diversité des structures et des organismes qui constituent le monde physique et biologique, et même le monde psychologique et sociologique. La physique contemporaine en fournit un exemple frappant. La recherche sur l'unification des quatre forces physiques fondamentales — la gravitation, l'électromagnétisme, les interactions nucléaires fortes et faibles — a remporté un succès croissant. Cette unification est en mesure de mettre en relation entre elles des découvertes dans le domaine subatomique et dans le domaine de la cosmologie, d'éclairer aussi bien l'origine de l'univers que, en fin de compte, l'origine des lois et des constantes qui gouvernent son évolution. Les physiciens possèdent une connaissance détaillée, même si elle est incomplète et provisoire, des particules élémentaires et des forces fondamentales en interaction réciproque au niveau des énergies basses et moyennes. Ils ont maintenant une théorie acceptable qui unifie les forces électromagnétiques et les forces nucléaires faibles, tout comme ils ont des théories des champs dits de grande unification, beaucoup moins satisfaisantes mais prometteuses, qui tentent d'incorporer aussi l'interaction nucléaire forte. Toujours dans la ligne de ce même développement, il y a déjà plusieurs suggestions détaillées pour l'étape finale, la super-unification, c'est-à-dire l'unification des quatre forces fondamentales, y compris la gravité. N'est-il pas important pour nous de remarquer que, dans un monde d'une spécialisation aussi détaillée que celui de la physique contemporaine, nous rencontrons une poussée vers la convergence ?
Quelque chose de semblable s'est produit également dans les sciences de la vie. Les biologistes moléculaires ont étudié la structure de la matière vivante, ses fonctions et ses processus de reproduction. Ils ont découvert que les mêmes constituants sous-jacents servent à la fabrication de tous les organismes vivants sur terre et constituent à la fois les gènes et les protéines que ces gènes codifient. C'est là une autre manifestation impressionnante de l'unité de la nature.
Responsabilités de la religion et de la science
En encourageant l'ouverture entre l'Église et les communautés scientifiques, nous n'envisageons pas une unité disciplinaire entre la théologie et la science comme celle qui existe à l'intérieur d'un champ scientifique donné ou à l'intérieur de la théologie proprement dite. Si le dialogue et la recherche commune se poursuivent, il y aura progrès vers la compréhension mutuelle et peu à peu découverte d'intérêts communs, et ceux-ci fourniront la base pour une recherche et une discussion ultérieures. La forme exacte que cela prendra doit être laissée à l'avenir. Ce qui est important, comme nous l'avons déjà souligné, est que le dialogue continue et progresse en profondeur et en ampleur. Dans ce processus, nous devons surmonter toute tendance régressive vers un réductionnisme unilatéral, la peur et l'isolement voulu pour lui-même. Ce qui est d'une importance capitale, c'est que chaque discipline continue à enrichir, à nourrir et à provoquer l'autre discipline afin qu'elle soit davantage ce qu'elle peut être; c'est qu'elle contribue à notre vision de ce que nous sommes et devenons.
On peut se demander si nous sommes prêts, ou non, à cet effort crucial. La communauté des religions mondiales, y compris l'Église, est-elle prête à entrer dans un dialogue toujours plus approfondi avec la communauté scientifique, un dialogue dans lequel seront sauvegardée l'intégrité et de la religion et de la science, et encouragé le progrès de chacune ? La communauté scientifique est-elle prête actuellement à s'ouvrir au christianisme, et en fait à toutes les grandes religions mondiales, pour travailler à construire une culture qui soit plus humaine et, de cette manière, plus divine ? Avons-nous le désir de courir le risque de l'honnêteté et du courage que requiert cette tâche? Nous devons nous demander si la religion et la science contribueront à l'intégration de la culture humaine ou à sa fragmentation. C'est un choix inéluctable et il nous concerne tous.
En effet, une position de simple neutralité n'est plus acceptable. S'ils veulent grandir et mûrir, les peuples ne peuvent plus continuer à vivre dans des compartiments séparés, à la poursuite d'intérêts totalement divergents à partir desquels ils évaluent et jugent leur monde. Une communauté divisée favorise une vision du monde fragmentaire ; une communauté d'échanges réciproques encourage ses membres à élargir leurs perspectives partielles et à acquérir une vision unifiée nouvelle.
L'unité n'est pas l'identité
Mais, comme nous l'avons déjà souligné, l'unité que nous cherchons n'est pas l'identité. L'Église ne propose pas que la science devienne une religion, ou la religion une science. Au contraire, l'unité présuppose toujours la diversité et l'intégrité des éléments qui la composent. Chacun des membres en cause doit non pas être diminué mais devenir davantage lui-même par un échange réciproque dynamique, car une unité dans laquelle un des éléments serait réduit à l'autre s'avérerait destructrice, fausse dans ses promesses d'harmonie, et porterait préjudice à l'intégrité de ses composants. Il nous est demandé de devenir un. Il ne nous est pas demandé de nous transformer en l'autre.
Pour être plus précis, la religion et la science doivent toutes deux préserver leur autonomie et ce qui les distingue. La religion n'est pas fondée sur la science pas plus que la science n'est fondée sur la religion. Chacune doit conserver ses principes, sa manière de procéder, ses diversités d'interprétation et ses propres conclusions. Le christianisme a en lui-même la source de sa justification et n'attend pas de la science qu'elle soit son principal défenseur. La science doit donner le témoignage de sa propre valeur. Alors que la science et la religion peuvent et doivent s'encourager mutuellement comme des dimensions distinctes d'une culture humaine commune, ni l'une ni l'autre ne peut prétendre qu'elle constitue une prémisse nécessaire à l'autre. Nous avons aujourd'hui l'occasion sans précédent d'établir une relation réciproque dans laquelle chaque discipline gardera son intégrité et sera cependant radicalement ouverte aux découvertes et aux intuitions de l'autre.
Mais pourquoi l'ouverture critique et l'échange mutuel sont-ils une valeur pour chacun de nous? L'unité implique l'aspiration de l'esprit humain à la compréhension et le désir de l'esprit humain d'aimer. Quand des êtres humains cherchent à comprendre les réalités multiples qui les entourent, quand ils cherchent à donner un sens à leur expérience ils le font en rassemblant de nombreux facteurs dans une vision commune. La compréhension est atteinte quand de nombreuses données sont unifiées par une structure commune. L'un éclaire le multiple ; il donne son sens à la totalité. La simple multiplicité est le chaos; une intuition, un simple modèle, peuvent donner à ce chaos une structure et le mener à l'intelligibilité. Nous progressons vers l'unité en cherchant la signification de notre vie. L'unité est aussi la conséquence de l'amour. Si l'amour est authentique, il ne tend pas à l'assimilation de l'autre mais à l'union. La communauté humaine commence dans le désir quand cette union n'a pas encore été atteinte, et elle s'achève dans la joie quand ceux qui étaient auparavant séparés sont désormais unis.
La théologie doit prendre en compte les résultats des sciences
Dans les plus anciens documents de l'Église, on voyait la réalisation de la communauté, au sens radical de ce mot, comme la promesse et le but de l'Évangile: «Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons pour que vous soyez en communion avec nous, et notre communion est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. Et nous vous écrivons cela afin que votre joie soit parfaite. » (1 Jn 3, 3.) Plus tard, l'Église s'intéressa aux sciences et aux arts, fondant de grandes universités et construisant des monuments d'une extraordinaire beauté, afin que toutes choses puissent être récapitulées dans le Christ (cf. Ep 1, 10).
Alors, qu'est-ce que l'Église encourage dans ce rapport d'unité entre science et religion? D'abord et surtout qu'elles en arrivent à se comprendre. Car, pendant trop longtemps, elles se sont tenues à distance. On a défini la théologie comme l'effort de la foi pour arriver à la compréhension, comme fides quaerens intellectum. En tant que telle, elle doit être aujourd'hui en échange vital avec la science, comme elle l'a toujours été avec la philosophie et d'autres formes du savoir. La théologie, étant donné son intérêt premier pour des sujets comme la personne humaine, l'étendue de la liberté, les possibilités de la communauté chrétienne, la nature de la foi, l'intelligibilité de la nature et de l'histoire, devra toujours faire appel d'une manière ou d'une autre aux résultats de la science. La vitalité et l'importance de la théologie pour l'humanité se refléteront d'une manière profonde dans sa capacité à incorporer ces résultats.
Nous touchons là un point très important et délicat qui demande à être soigneusement précisé. La théologie ne peut incorporer indifféremment toutes les théories philosophiques ou scientifiques nouvelles. Cependant, puisque ces résultats deviennent une partie de la culture intellectuelle de l'époque, les théologiens doivent les comprendre et éprouver leur capacité à mettre en relief certaines possibilités de la foi chrétienne qui n'ont pas encore été réalisées. L'hylémorphisme de la philosophie naturelle d'Aristote, par exemple, fut adopté par les théologiens médiévaux pour les aider à explorer la nature des sacrements et l'union hypostatique. Cela ne signifiait pas que l'Église se prononçait sur la vérité ou la fausseté de la vision aristotélicienne, car tel n'était pas son propos. Cela voulait dire que c'était une des riches intuitions offertes par la culture grecque, qu'elle demandait à être comprise et prise au sérieux, et examinée pour sa capacité à éclairer divers domaines de la théologie. En ce qui concerne la science et la philosophie contemporaines, ainsi que les autres domaines de la connaissance, les théologiens devraient se demander s'ils ont réalisé ce processus extrêmement difficile, comme le firent les maîtres du Moyen Age.
Tout comme les cosmologies du Proche-Orient ancien ont pu être purifiées et assimilées dans les premiers chapitres de la Genèse, la cosmologie contemporaine ne pourrait-elle pas avoir quelque chose à offrir à notre réflexion sur la création ? Une perspective évolutionniste apporte-t-elle une lumière pour traiter de l'anthropologie théologique, de la signification de la personne humaine comme image Dei, du problème de la christologie, et même du développement de la doctrine elle-même ? Quelles sont les implications eschatologiques, s'il y en a, de la cosmologie contemporaine, spécialement à la lumière de l'immense avenir de notre univers? La méthode théologique peut-elle s'approprier avec fruit les intuitions de la méthodologie scientifique et de la philosophie des sciences?
On pourrait poser bien d'autres questions de ce genre. Tenter de les prolonger supposerait ce dialogue intense avec la science contemporaine qui, dans l'ensemble, a fait défaut chez ceux qui sont engagés dans la recherche et l'enseignement théologiques. Cela supposerait qu'au moins certains théologiens soient suffisamment compétents en science pour faire un usage authentique et créatif des ressources que les théories les mieux assurées peuvent leur offrir. Une telle compétence leur interdirait de céder à la tentation de faire un usage non critique et trop hâtif, dans un but apologétique, de théories récentes, comme celle du « Big Bang » en cosmologie. Mais cela leur éviterait également de totalement négliger l'intérêt potentiel de ces théories pour l'approfondissement ou la compréhension de la recherche théologique dans les domaines traditionnels.
Dans ce processus d'enrichissement intellectuel réciproque, les membres de l'Église qui sont des hommes de science ou, en certains cas, à la fois scientifiques et théologiens, pourraient apporter une contribution capitale. Ils pourraient en outre apporter une aide très souhaitée à d'autres personnes qui s'efforcent d'intégrer le monde de la science et celui de la religion dans leur vie intellectuelle et spirituelle, comme aussi à ceux qui doivent prendre de difficiles décisions morales dans les domaines de la recherche technologique et de ses applications. Il faut favoriser et encourager des ministères de médiation comme ceux-ci. Il y a longtemps que l'Église a reconnu l'importance de tels liens en établissant l'Académie pontificale des sciences, où un certain nombre de scientifiques de renommée mondiale se rencontrent régulièrement pour discuter de leurs recherches et communiquer à la communauté plus large en quelle direction s'orientent leurs recherches. Mais il faut faire plus encore.
Un défi plus grand que celui de la redécouverte d'Aristote
Le problème est urgent. Les développements contemporains de la science lancent à la théologie un défi beaucoup plus grand que celui de l'introduction d'Aristote en Europe occidentale, au XIIIe siècle. Mais ces développements offrent aussi à la théologie des ressources virtuellement importantes. Tout comme, par le service de quelques grands maîtres comme saint Thomas d'Aquin, la philosophie aristotélicienne a finalement façonné certaines des expressions les plus profondes de la doctrine théologique, pourquoi ne pourrions-nous pas espérer que les sciences d'aujourd'hui, avec toutes les autres formes de la connaissance humaine, fortifient et informent cette partie de la théologie qui porte sur les relations entre la nature, l'humanité et Dieu?
La science peut-elle, elle aussi, retirer quelque avantage de cet échange réciproque ? Il semble que oui. Car la science connaît son meilleur développement quand ses concepts et ses conclusions sont intégrés à la culture humaine plus large et à l'intérêt que cette dernière porte à la recherche du sens et des valeurs ultimes. Les scientifiques ne peuvent donc pas se tenir entièrement à l'écart des problèmes traités par les philosophes et les théologiens. En consacrant à ces problèmes un peu de l'énergie et de l'intérêt qu'ils mettent dans leur recherche scientifique, ils peuvent aider d'autres personnes à découvrir plus pleinement les potentialités humaines de leurs découvertes. Ils peuvent en outre faire eux-mêmes l'expérience que leurs découvertes ne peuvent pas constituer une suppléance valable à la connaissance des réalités ultimes. La science peut purifier la religion de l'erreur et de la superstition ; la religion peut purifier la science de l'idolâtrie et des faux absolus. Chacune peut mener l'autre dans un monde plus large, un monde dans lequel toutes deux peuvent prospérer.
La science et la foi ont besoin l'une de l'autre
Car la vérité est que l'Église et la communauté scientifique entreront inévitablement en contact; leurs options ne comportent pas l'isolement. Les chrétiens assimileront inévitablement les idées dominantes sur le monde, et aujourd'hui celles-ci sont profondément façonnées par la science. La seule question est de savoir s'ils le feront de manière critique ou sans réflexion, avec profondeur et équilibre, ou avec cette superficialité qui avilit l'Évangile et nous fait honte devant l'Histoire. Les scientifiques, comme tous les êtres humains, devront prendre des décisions sur ce qui, en définitive, donne sens et valeur à leur vie et à leur travail. Ils le feront bien ou mal, avec cette profondeur de réflexion que la sagesse théologique peut les aider à atteindre, ou en absolutisant indûment leurs résultats au-delà des limites justes et raisonnables.
L'Église et la communauté scientifique se trouvent toutes deux devant des choix auxquels on ne peut échapper. Nous ferons beaucoup mieux nos choix si nous vivons dans une collaboration réciproque par laquelle nous serons continuellement appelés à être davantage. Seul un rapport dynamique entre la théologie et la science peut révéler les limites qui sauvegardent l'intégrité des deux disciplines, de sorte que la théologie ne professe pas une pseudo-science et que la science ne devienne pas une théologie inconsciente. La connaissance mutuelle peut porter chacune d'elles à être nous-mêmes plus authentique. Personne ne peut lire l'histoire du siècle dernier sans s'apercevoir que la crise a eu des répercussions sur l'une et l'autre disciplines. L'usage de la science s'est avéré en maintes occasions massivement destructeur, tandis que les réflexions sur la religion se sont trop souvent montrées stériles. Nous avons besoin l'une de l'autre pour être ce que nous devons être, ce que nous sommes appelés à être.
Ainsi, en cette occasion du troisième centenaire de Newton, l'Église, parlant par mon ministère, appelle la communauté scientifique et elle-même a intensifier les rapports constructifs d'échange réciproque dans l'unité. Les deux communautés sont appelées à apprendre l'une de l'autre, à renouveler le contexte dans lequel se fait la science, à faire progresser l'inculturation que requiert une théologie vivante. Chacune d'entre elles a tout à gagner d'une telle interaction, la communauté humaine que nous servons toutes deux a le droit de l'exiger de notre part.
Sur tous ceux qui ont participé à la Semaine d'études patronnée par le Saint-Siège et sur tous ceux qui liront et étudieront les travaux qui sont ici publiés, j'invoque la sagesse et la paix en notre Seigneur Jésus-Christ, et je leur accorde de tout cœur ma bénédiction apostolique.
Du Vatican, le 1er juin 1988.
IOANNES PAULUS PP. II
 (1) DC 1988, n° 1953, p. 8-10.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire