dimanche 15 février 2015

Purifier le temple




Critères théologiques pour une réforme de l’Eglise et de la Curie romaine

L’OSSERVATORE ROMANO , numéro 7, jeudi 12 février 2015 pp 12-13

Gerhard Müller

L’ Eglise a à cœur l’Evangile, la vérité, le salut. L’histoire nous a enseigné qu’à chaque fois que l’Eglise s’est libérée de la mentalité mondaine et des modèles terrestres d’exercice du pouvoir, s’est ouverte la voie de son renouveau spirituel en Jésus Christ, sa tête et source de vie. Le point de référence de l’enseignement, de la vie et de la constitution de l’Eglise n’est pas le dominium des rois, mais le ministerium des apôtres: «Ce n’est pas que nous entendions régenter votre foi. Non, nous contribuons à votre joie; car, pour la foi, vous tenez bon» (II Corinthiens 1, 24).

Cela ressort dans toutes les tentatives de réforme, in capite et in membris, comme par exemple dans le renouveau grégorien du XIe siècle, dans la réforme du concile de Trente du XVIe siècle, ou dans le nouveau printemps de l’Eglise avec le Concile Vatican II, dans lequel ont conflué les mouvements de renouveau biblique, patristique, liturgique et ecclésiologique des XIXe et XXe siècle.
Le pouvoir temporel du Pape et des princes-évêques s’est parfois superposé à la mission spirituelle de l’Eglise. Dans le lien entre pouvoir politique et service spirituel est souvent apparue l’influence corruptrice de critères caractérisés par le pouvoir et le prestige. Encore plus dévastateurs furent les systèmes à l’époque moderne des Eglises d’Etat, présentes par exemple dans le gallicanisme, dans le fébronianisme et dans le joséphisme, ainsi que la soumission de l’Église à la raison d’Etat à travers le patronage royal dans les empires espagnol et portugais. Mais l’Eglise reçut sa véritable signification non pas d’un consensus social, de la fonction du christianisme comme religion civile ou de contacts avec les représentants du pouvoir politique, mais de la Parole même de salut adressée aux hommes, en particulier aux pauvres dans les périphéries de la vie.
Le Seigneur a institué l’Eglise comme sacrement universel de salut pour le monde, afin que «tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité» (1 Tm 2, 4). L’Eglise ne pourra se comprendre elle-même et ne pourra se justifier devant le monde selon des normes de pouvoir, de recherche et de prestige: la réflexion sur la nature et sur la mission de l’Eglise de Dieu est, donc, la base et le présupposé de toute véritable réforme.
Face à la fragilité des hommes, existe toujours la tentation de spiritualiser l’Eglise, c’est-à-dire de la reléguer à un domaine de simples idéaux et rêves, au-delà de l’abîme de la tentation, du péché, de la mort et du diable, comme si, pour arriver à la gloire de la résurrection, nous ne devions pas traverser la vallée de la souffrance et de la douleur.
Selon une certaine analogie qu'il est possible d’établir avec l’incarnation du Verbe de Dieu, l’Eglise formé une unité intérieure de communauté spirituelle et une assemblée visible, servant ainsi à l’Esprit de Dieu comme signe et instrument de salut, dans le but de poursuivre l’œuvre du Christ parmi les hommes. L’Eglise est donc sainte et sanctifiante parce qu’elle est sanctifiée par Dieu; en ce qui concerne les hommes dans leur pèlerinage de foi, elle «est toujours appelée à se purifier, poursuivant constamment son effort de pénitence et de renouvellement» (Lumen gentium, n. 8).
Dans ce sens, Benoît XVI a parlé de la nécessité d’une Ent-Weltlichung de l’Eglise, c’est-à-dire de sa libération de formes de mondanité. Le Pape François a poursuivi de façon résolue cette pensée en parlant de l’Eglise pauvre et pour les pauvres: l’Eglise ne doit jamais céder à la tentation d’une auto-sécularisation, en s’adaptant à la société séculaire et à une vie sans Dieu.
Dans le discours à la Curie pour les vœux de Noël de 2014, le Saint-Père a souligné la prédominance absolue de la finalité spirituelle de l’Eglise sur tout moyen terrestre, qui ne doit jamais devenir une fin en soi. Ce discours représente une exhortation spirituelle et un examen de conscience pour toute l’Eglise. Ce n’est pas la grandeur des biens de l’Eglise ou le nombre d’employés dans nos structures administratives qui constitue la boussole qui oriente le renouveau de l’Eglise: c’est en revanche, l’esprit d’amour dans la force duquel l’Eglise sert les hommes à travers la prédication, les sacrements et la charité. La réforme de la Curie romaine, déjà débattue lors des congrégations précédant le conclave de 2013, doit être exemplaire pour le renouveau spirituel de toute l’Eglise.
La Curie n’est pas une simple structure administrative, mais essentiellement une institution spirituelle enracinée dans la mission spécifique de l’Eglise de Rome, sanctifiée par le martyre des apôtres Pierre et Paul: «Dans l’exercice de son pouvoir suprême, plénier et immédiat sur l’Eglise universelle, le Pontife romain se sert des dicastères de la Curie romaine; c’est donc en son nom et par son autorité que ceux-ci remplissent leur tâche pour le bien des Eglises et le service des pasteurs sacrés» (Christus Dominus, n. 9). En partant de cette description théologique, le Concile Vatican Il lui-même a encouragé une réorganisation de la Curie conforme à notre époque.
La structure d’organisation et le fonctionnement de la Curie dépendent de la mission spécifique de l’Evêque de Rome. Successeur de Pierre, il est le «principe perpétuel et visible et le fondement de l’unité qui lie entre eux soit les évêques, soit la multitude des fidèles» (Lumen gentium, n. 23), institué par le Christ pour son Eglise. Etant donné que ce n’est qu’à la lumière de la foi révélée que nous sommes en mesure de distinguer l’Eglise d’une quelconque communauté religieuse de nature purement humaine, ainsi, ce n’est que dans la foi que nous réussissons à comprendre que le Pape et les évêques jouissent d’un pouvoir sacramentel et médiateur du salut qui nous lie à Dieu. Telle est précisément la qualité qui distingue les pasteurs de l’Eglise d’autres formes d’autorité que chaque communauté religieuse se donne pour des raisons sociologiques et d’organisation.
Dans l’Eglise locale, l’évêque, constitué par l’Esprit Saint, n’est pas un délégué ou un représentant du Pape, mais il est le vicaire et le légat du Christ, principe et fondement d’unité dans l’Eglise qui lui est confiée. La doctrine du primat du Pape et de la collégialité des évêques doit être entendue comme expression de la sollicitude commune pour toute l’Eglise, entendue dans sa qualité de communio ecclesiarum. C’est pourquoi, la relation entre Eglise universelle et Eglise particulière ne peut être comparée à celle qui existe entre des organisations profanes. L’Eglise universelle ne naît pas comme somme des Eglises particulières, et les Eglises particulières ne sont pas non plus de simples succursales de l’Eglise universelle: il existe au contraire une intériorité mutuelle entre l’Eglise universelle et les Eglises particulières. L’Eglise est le corps du Christ, elle est guidée et représentée par le collège des évêques cum et sub Petro.
Le Pape, en rendant visible l’unité et l’indivisibilité de l’épiscopat et de l’Eglise tout entière, préside dans le même temps à l’Eglise locale de Rome. En raison de l’œuvre de Pierre comme Evêque de Rome, et surtout grâce à son martyre, le primat est lié pour toujours à l’Eglise de Rome. De même que «l’évêque est dans l’Eglise et l’Eglise dans l’évêque» (Cyprien, Epistulae, 66, 8), ainsi, l’Evêque de Rome lui non plus n’est jamais pasteur de l’Eglise universelle sans son lien avec l’Eglise de Rome. De même que la tête ne peut être séparée du corps, ainsi, le lien de l’Evêque de Rome avec l’Eglise de Rome est indissoluble. C’est pourquoi, la Tradition parle du primat «de l’Eglise de Rome». Le Pape n’exerce le primat qu’avec l’Eglise romaine.
Chef visible de l’Eglise de Rome, le Pape est, dans le même temps, le chef visible de toute l’Eglise. En raison de l’autorité spéciale (propter potentiorem principalitatem, Irénée, Advenus haereses, III, 3, 3, 2) due à la fondation par Pierre et Paul, chaque Eglise doit s’accorder avec celle de Rome dans la foi apostolique. Ainsi, les caractères essentiels de l’Eglise: une, sainte, catholique et apostolique, se trouvent a fortiori réalisés dans l’Eglise romaine. Depuis les temps antiques, celle-ci s’appelle «sainte Eglise romaine» — pas tant en raison de la sainteté subjective de sa tête et de ses membres, mais de la sainteté de sa mission spécifique, qui consiste à préserver fidèlement la tradition apostolique, le depositum fidei. Le primat de l’Eglise de Rome n’a rien à voir avec une domination quelconque sur les autres Eglises; sa nature intérieure est, en revanche, celle de «présider dans la charité» (Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains, prologue), un service à l’unité de la foi et à la communion de toutes les Eglises pour le bien de l’humanité tout entière.
Le ministère pastoral universel est exercé personnellement et directement, car en sa personne le Pape est le Successeur de Pierre, sur qui le Seigneur a voulu édifier son Eglise. Mais le Pape accomplit son ministère grâce à l’assistance que l’Eglise romaine lui prête. Au cours de l’histoire, à partir des évêques des diocèses suburbicaires et des prêtres et des diacres les plus importants de l’Eglise de Rome, s’est développé le collège cardinalice. De même que le presbyterium, représenté par le conseil presbytéral, aide l’évêque diocésain, le collège cardinalice est de la même façon le consilium presbytéral du pape dans son service pastoral universel. Selon une disposition du Pape Jean XXIII. Les cardinaux y compris les responsables de la Curie, doivent recevoir la consécration épiscopale; ainsi, ils font partie du collège des évêques, — un fait d’une grande importance, par exemple, pour les visites ad limina.
Malgré tous les changements historiques, l’idée est demeurée solide que l’Eglise romaine collabore à la tâche pastorale et doctrinale universelle du Pape à travers le collège cardinalice. Des groupes importants de cardinaux et d’évêques nommés par le Pape forment les organismes de la Curie romaine, auxquels sont assignés des domaines spécifiques de compétence. Il ne s’agit pas d’une instance intermédiaire entre le Pape et les évêques, dans la mesure où la relation entre Pape et évêques, fondée sur la collégialité épiscopale, est immédiate. En effet, les cardinaux et les évêques de la Curie romaine soutiennent le Pape dans son service à l’unité catholique, et mettent à sa disposition tous les moyens adéquats nécessaires pour l’exercice de sa fonction pastorale et doctrinale. Le Souverain Pontife, d’autre part, n’est limité en aucune manière par l’action de la Curie, au contraire, il est soutenu par celle-ci dans l’exercice du primat qui lui est confié comme successeur de Pierre en faveur de l’Eglise universelle.
Le mode de travail dans la Curie romaine est collégial — en analogie avec la collégialité du presbyterium sous la direction de l’évêque diocésain. Chaque responsable des organismes de la Curie n’est que celui qui préside et qui représente son dicastère, alors que tous les pères des réunions ordinaires du dicastère lui-même assument une responsabilité égale pour le bien de l’Eglise universelle. Il est fondamental, pour la réforme de la Curie, que celle-ci soit entendue comme une famille spirituelle: ce caractère et son orientation pastorale nécessaire sont garantis par la coopération mutuelle et par la charité, par la prière et par l’eucharistie, par des retraites et des engagements de pastorale et de prédication.
Dans ce contexte, il est important que la Curie romaine soit distinguée des institutions civiles de l’Etat de la Cité du Vatican, dont les structures sont plutôt sujettes aux lois de l’administration publique et garantissent l’indépendance politique de l’Eglise. Le synode des évêques n’appartient pas  lui non plus au sens strict à la Curie romaine, il est l’expression de la collégialité des évêques en communion avec le Pape et sous sa direction. La Curie romaine aide en revanche le Pape dans l’exercice de son primat pour toutes les Eglises. La Curie et le synode se distinguent donc déjà formellement, dans la mesure où la Curie romaine soutient le Pape dans son service pour l’unité, alors que le synode des évêques est l’expression de la catholicité de l’Eglise. En effet, tous les évêques participent au soin de toutes les Eglises. Concrètement ces deux missions sont liées l’une à l’autre.
Le synode des évêques, les conférences épiscopales et les divers regroupements d’Eglises particulières appartiennent à une catégorie théologique différente de la Curie romaine. Seul celui qui pense selon des logiques de pouvoir, d’influence et de prestige interprète la relation organique de primat cl épiscopat comme une lutte de compétences. L’Esprit Saint, en revanche, envers qui nous ne devons jamais fermer nos esprits, crée l’harmonie entre les pôles de l’unité et de la multiplicité, entre l’Eglise universelle et les Eglises particulières ainsi qu’au sein de chaque Eglise particulière. Toutefois, l’esprit du monde sème les conflits et la méfiance. Favoriser une juste décentralisation ne signifie pas que l’on attribue plus de pouvoir aux conférences épiscopales, mais seulement que celles-ci exercent la responsabilité authentique qui leur revient sur la base de l’autorité épiscopale du magistère et du gouvernement de leurs membres, naturellement toujours en union avec le primat du Pape et de l’Eglise romaine.

Une véritable réforme de la Curie romaine et de l’Eglise a pour objectif de rendre la mission du Pape et de l’Eglise plus lumineuse dans le monde d’aujourd’hui et de demain. L’Eglise se voit défiée par le sécularisme mondial, qui, avec un radicalisme jusqu’à présent inconnu, tend à définir l’homme sans Dieu, en fermant la porte à la transcendance et en détruisant les fondements communs de l’être humain. Dans la «dictature du relativisme» et dans la «mondialisation de l’indifférence», pour reprendre les expressions de Benoît XVI et de François, les frontières entre vérité et mensonge, entre bien et mal, se confondent. Le défi pour la hiérarchie et pour tous les membres de l’Eglise consiste à résister à ces infections mondaines et de continuer à soigner les maladies spirituelles de notre temps. Le Pape François poursuit line purification spirituelle du temple, à la fois douloureuse et libératrice, dans le but de faire resplendir dans la l’Eglise la gloire de Dieu, lumière de tous les hommes. En rappelant alors, comme les disciples du Seigneur, la parole de l’Ecriture «Le zèle pour ta maison me dévorera» (Jn 2, 17), nous comprendrons l’objectif de la réforme de la Curie et de l’Eglise.

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